Dialogue avec le peintre Abdelkébir Rabi – Saïd AFOULOUS
Monochromie d’ombre et de lumière

Le peintre Abdelkébir Rabi poursuit depuis 20 ans la même démarche d’une peinture monochrome : du noir sur fond blanc. Face à cette sobriété de couleurs il y a paradoxalement de l’espace à foison avec parfois d’immenses toiles. Auparavant, vers la fin des années 70, Rabi avait pérégriné dans une peinture figurative laquelle, peu à peu, a bifurqué vers l’abstrait. Cela donne de grands traits, larges, noirs qui se croisent, se superposent sur fonds blanc rappelant une forme d’écriture extrême orientale. Les traits noirs sont comme en mouvement de passage dans la surface blanche disposée en écran. Cela fait des années que ça dure en silence. Il ne fait pas de doute que ce fils d’une lignée de Uléma et fkih, acheminé très tôt vers l’écriture de versets coraniques sur les planches en bois enduites d’argile blanche (salsal) dans le « msid », remue une nostalgie secrète, jubilatoire, en une gestuelle allant toujours, sur la toile, de droite à gauche. Il s’est retiré de la scène artistique pour des raisons, dit-il, diverses : problèmes de manque d’espaces d’exposition, d’ambiance culturelle et aussi parce qu’il a été, dit-il, pris par une autre activité, l’enseignement à l’université. Cela dit, il a continué, assure-t-il, à peindre au quotidien dans son atelier. La création le seul refuge contre l’ombre des temps troubles et pour assumer pleinement une liberté lumineuse. Une partie de ce travail solitaire sera montrée à partir du 9 décembre à la galerie Venise Cadre de Casablanca sous le thème : « Signes d’ombre». L’exposition intervient 18 ans après celle de la galerie Nadar (Casablanca) en 1986 et 14 ans après celle de l’Atelier en 1990.
« Je n’explore pas, j’approfondis » dit-il.
Là il veut répondre à l’interrogation courante, « dans les coulisses » du moins, à propos de peintres arrivés qui « se répètent », traînent les mêmes « trouvailles », s’y cramponnent comme à une bouée et s’y complaisent dans un confort trop imbu de lui-même pour être apte à se remettre en question. On dit cela de ceux qui dorment sur leurs lauriers.
A ce propos Rabi a un point de vue nuancé. Il dit à propos du changement :
« Je ne changerais jamais sous des contraintes extérieures. Par principe je suis contre la demande du marché. Je ne fais jamais rien pour plaire, je nage à contre courant. Le souci de plaire ou jouer avant-gardiste, à la pointe de ce qui se fait en Occident, ce n’est pas moi ».
Initialement dans le travail de Rabi il y a ce retrait austère dans la monochromie. Rabi pourrait dire : nulle place pour les fioritures. La force d’expression n’est pas dans l’abondance. Une chose n’est intéressante que quand elle est rarissime on le sait. Mais on dira que dans la disette les denrées les plus communes ont des parfums prenants.
Le peintre fait le vide autour de lui en renonçant au festival des couleurs. Il en coûte d’y renoncer. Mais pour atteindre ce renoncement (zuhd) il faut des travaux exercices, ce qu’il appelle des « études ». Ce ne sont pas des esquisses mais des vrais tableaux aboutis, désignés sous le nom d’études, où le peintre emploie la couleur. Une fois rassasié du désir de couleurs on passe aux choses sérieuses, le travail proprement dit, ce qui compte.
« La vraie création consiste à créer avec un minimum de moyens ». Un « artiste authentique » c’est par ça, entre autre, qu’on le reconnaît. Il faut aller sans détour à l’essentiel.
Tout professeur qu’il fût, passeur de savoir, il affirme qu’il faut se fier à la connaissance intuitive qui va bien au-delà des connaissances induites par l’accumulation du savoir. Pas d’illusion à se faire : dans une personne donnée la création est innée. On naît artiste selon Rabi. On l’est ou on ne l’est pas. Ce discours déterministe veut-il nous faire croire que pour autant tout est gagné dès le départ ?
Mais enfin pourquoi répéter, se complaire dans le ressassement? La répétition ce n’est qu’illusion car comme dit plus haut, le peintre « approfondit » et si l’on revient aux étapes parcourues on les revisite autrement. Mais aussi :
« Heureusement que l’homme se répète ! L’art ne suit pas la logique des autres domaines de l’existence. Il ne faut pas qu’il y ait progrès en matière d’art »
Rabi, quoique enseignant de l’histoire de l’art, ne croit pas au « progrès » en matière d’art. Autrement dit pour lui rien n’est dépassé.
Le plus important c’est qu’en soi-même il y ait nécessite profonde d’agir. Prédisposition jusqu’à l’obsession.
« J’ai besoin de ça, d’agir par instinct, l’artiste ressent le besoin d’assouvir cette soif, il passe à l’acte qui est une jubilation intérieure traduite extérieurement par une trace ».
L’ordre vrai il faut le trouver dans le chaos, dit-il.
« Je passe une journée à travailler, j’oublie de déjeuner jusqu’au soir et je reprends ensuite la nuit et il arrive que je sois contraint de détruire tout ce que j’avais fait » Produire beaucoup, détruire autant.
Comme si le tout presque revienne à une entreprise de construction-destruction.
« Je ne sais plus qui a dit qu’on ne cherche pas la vérité, que la vérité est en nous et que tout ce que nous pouvons faire c’est d’essayer de débusquer l’erreur, et l’erreur c’est ce qu’on détruit. Aller vers l’essence des choses, essence que je n’atteindrais jamais, ce je ne sais quoi qui me préoccupe dans un tableau et qui existe dès le départ ».
Comment affronter la toile blanche ?
Première étape cruciale : préparer le support d’une qualité particulière qui suscite en soi désir profond d’agir. C’est le blanc, un blanc, qui n’est pas neutre, un blanc qui chante.
« Blanc parfait, tellement parfait qu’il anéantit le regard jusqu’à l’aveuglement ». Voir sans voir, plutôt un autre regard intérieur. Regarder ce fond blanc de la toile jusqu’à l’épuisement. A force de voir, le regard devient amorphe confronté à ce blanc tellement parfait. Cela entraîne un état de silence, d’anéantissement. Envie de contempler le silence et rester là »
Nombre d’artistes ont connu cet état total d’anéantissement. A ce propos Rabi évoque la présence de Malevitch avec ses carrés blancs sur fond blanc, le suprématisme, l’artiste américain Riemann et la tendance monochrome.
Toutefois il ne se retrouve pas vraiment dans ce mouvement. Sa préoccupation est ailleurs, car loin d’en être sevré, l’envie de peindre n’en démord pas en lui. L’appel pressant quotidien de peindre est là pour créer et assumer une liberté envers et contre tout.
Alors il faut compter avec l’angoisse qui envahit, l’impression de perdre le bout du fil, le sentiment d’être tout simplement nul, faible, fragilisé à l’extrême.
« Il s’agit d’essayer de perdre toute confiance car quand on commence un travail on arrive avec beaucoup de certitudes. Il s’agit de s’en débarrasser, devenir comme un débutant d’où un état de faiblesse ».
Toutefois reste en lui tenace l’envie de faire quelque chose.
Il y a là cependant une logique masochiste, car il faut que le tableau rate, résiste, pose des problèmes, nous mette à mal. C’est la rançon à payer pour se débarrasser de ses certitudes. Dans cet état de doute, d’incertitude et d’angoisse profonde le salut c’est de retrouver la sérénité du point de départ quand on regarde ce blanc pur, procéder par élimination pour retrouver l’état premier, toile blanche belle résumant un condensé de possible. On voit que tout est possible avec terrain fertile, vierge, prometteur..
« A un moment donné on se rend compte qu’une logique intérieure qui émane du travail en progrès, est en train de vous parler. A ce moment-là le travail vous guide »
Blanc et noir, dépouillement, peinture dénudée, encore une fois mais où sont les couleurs ?
« Mon problème ce n’est pas la couleur. Mon problème c’est plutôt la lumière et la couleur est la lumière. L’utilisation du noir pour créer résonance entre le blanc originel, le fond de la toile et le noir. Un rapport qui permet d’exprimer ce sentiment profond de la lumière, une lumière qui émane du tableau »
La meilleure façon d’exprimer la lumière c’est de parler de l’ombre ajoute-t-il.
« L’ombre n’existe que par la lumière et la lumière existe par elle-même ».